Je viens de regarder le reportage diffusé par Arte sur les abus sexuels commis par des prêtres sur des religieuses. Je suis sous le choc ! Quoique l’on pense du traitement cinématographique de ce film, les faits qu’il rapporte sont vrais, et ils sont terribles. Au sortir du film, on oscille entre la sidération, la colère, l’abattement, et le sentiment d’avoir été trahi : lorsque j’étais étudiant, j’allais écouter les enseignements du P. Marie-Dominique Philippe, qui avait une grande aura. Plus tard, j’ai lu avec profit un petit texte prophétique du P. Thomas Philippe intitulé « la nouvelle paroisse des pauvres ». Et voilà que je découvre que ces deux hommes étaient des pervers qui ont abîmé à vie l’âme et le corps de jeunes femmes consacrées. Pire encore, je découvre aussi que dans certaines congrégations africaines, les abus sur des religieuses sont érigés en système, à tel point qu’on peut qualifier de telles pratiques de proxénétisme. Et cela vient s’ajouter à la liste des prêtres qui ont eu une belle influence pastorale et dont on apprend, ces temps-ci, qu’eux aussi ont commis des agressions sexuelles. Comment ne pas être ébranlé en voyant combien l’esprit du mal est entré à l’intérieur de l’Église ? On repense à ce que disait le Cardinal Ratzinger dans son fameux chemin de croix au Colisée en 2005 : « Que de souillures dans l’Église, et particulièrement parmi ceux qui, dans le sacerdoce, devraient lui appartenir totalement ! ». Souillures que le pape François explique en une phrase laconique : « Derrière cela se trouve Satan ».
Certains me disent : « Passons à autre chose, n’en parlons plus ». Je crois au contraire qu’il faut crever l’abcès, et faire sortir le pus, aussi douloureux cela soit-il. Car le scandale des abus sexuels commis par des prêtres sur des enfants et des femmes consacrées se double d’une grave faute de l’Eglise : celle de s’être trop souvent réfugiée dans le silence. Quand ces abus arrivaient à leurs oreilles, les autorités – et même bien des laïcs qui en avaient connaissance, et nous prêtres – les revêtaient prudemment d’un voile de silence. On se contentait alors de muter le prêtre coupable dans un autre diocèse, et on étouffait l’affaire. Or, derrière le non-dit, il y a ce « démon muet » (Luc 11,14) que Jésus veut expulser de son Église. Lorsque j’étais aumônier de lycée, une adolescente est venue un jour me confier qu’elle avait été abusée par un de ses cousins lui-même adolescent. Comme je lui demandais si elle avait mis ses parents au courant, voici ce qu’elle me répondit : « Oui, je leur ai tout raconté. Mais ils m’ont dit que ces choses-là arrivaient parfois dans les familles, et qu’il ne fallait pas en parler » ! Et c’est ainsi que des « secrets de famille » pourrissent les relations entre personnes et infectent les plaies vives de la mémoire des victimes. Hé bien, dans l’Église nous avons aussi nos « secrets de famille », et le silence qui les entourent n’aide pas à guérir les blessures psychiques, morales et spirituelles des victimes, pas plus qu’il n’aide au relèvement des prêtres coupables qui doivent pour cela assumer leurs actes. De ce point de vue, il est bon que les diocèses de France aient mis en place des instances d’accueil pour écouter les victimes, les accompagner, et répondre réellement à leur exigence de justice et de réparation. Il est bon aussi que l’Eglise propose aux victimes qui le désirent une véritable démarche de libération spirituelle : le viol laisse des traces dans le psychisme, mais aussi dans l’âme, avec le sentiment d’être lié spirituellement. Une prière de délivrance peut être une véritable aide dans le chemin de reconstruction, au même titre que la reconnaissance juridique et l’accompagnement psychique. Je me permets de le dire à ceux d’entre vous qui auraient été blessés en ce domaine, notamment pendant votre enfance. N’hésitez pas à demander cette aide spirituelle.
Certains me disent aussi : « Je n’ai plus confiance en l’Eglise, j’ai décidé de prendre du recul vis-à-vis d’elle ». Ces jours-ci, la liturgie de la messe nous donnait à entendre un passage du livre de Daniel (3,34-43). J’y lis ceci : « Nous voici, ô Maître, humiliés aujourd’hui sur toute la terre, à cause de nos péchés. Avec nos cœurs brisés, nos esprits humiliés, reçois-nous. Ne nous laisse pas dans la honte ». Je connais une mère de famille dont le mari a été condamné à la prison pour inceste. Inutile de vous décrire le tsunami dans la vie de cette épouse et mère lorsqu’elle apprit les agissements de son mari. Pourtant, passé le moment de colère et de dépression, cette femme a décidé de ne pas quitter son époux, de lui rester fidèle et d’aller le visiter régulièrement en prison. Dans cette famille qu’est l’Église, le scandale des abus sexuels atteint aussi tous les membres que nous sommes. L’humiliation et la honte retombent sur nous tous. Est-ce que, pour autant, nous allons quitter la famille ? Est-ce que nous allons perdre confiance dans le Christ, l’Époux de l’Eglise ? Est-ce que vous pensez que Jésus divorce de son Église parce qu’il a honte d’elle ? Non, c’est évident. Il continue de l’aimer, fidèlement, passionnément, et plus encore, il va jusqu’à prendre son péché sur lui. Lors du week-end « Vocation Religieuse », sœur Marie-Aimée nous a donné une belle comparaison : Nous sommes dans la situation d’un malade auquel le médecin dirait : « plusieurs de vos membres sont gravement atteints, mais votre cœur est excellent, il résistera à tout ! ». Dans le corps du Christ qu’est l’Eglise, plusieurs membres peuvent être gangrenés, mais le cœur, qui est l’amour de Jésus lui-même, continue inlassablement d’irriguer le corps entier. Est-ce que je le crois ? Est-ce que mon regard de foi est capable de percevoir, au-delà des péchés des membres de l’Église, la présence du Christ qui tient son Épouse bien-aimée par la main et ne la lâche pas ?
D’autres encore me disent : « Tous ces scandales révèlent une profonde crise de l’Eglise. Pour en sortir, il est nécessaire de changer ses structures cléricales qui favorisent les abus d’autorité, véritable racine de tous les autres abus ». Au début du Carême, en recevant sur nos fronts la marque des cendres, nous avons tous entendu cet appel : « Convertissez-vous, et croyez à l’évangile ». Oui, cette crise est un appel à la conversion. Mais quelle conversion ? J’ai parfois l’impression que nos querelles sur les structures de l’Eglise sont bien … « cléricales ! Elles restent intra-ecclésiales. Il est évident que nous, pasteurs, nous avons sans cesse à nous réinterroger sur la manière dont nous exerçons notre autorité : par exemple, est-ce que je suis persuadé que l’Esprit Saint parle par la voix des membres de ma communauté, et est-ce que je suis prêt à lui obéir ?… Mais, encore une fois, ce genre de question concerne la vie interne de l’Église. Or, la conversion urgente à laquelle le Seigneur nous invite (et qu’il ne cesse de rappeler par la bouche de notre pape François), c’est la conversion à sortir à l’extérieur de nos chapelles pour annoncer le Christ : c’est la conversion missionnaire. Et là, nous sommes tous logés à la même enseigne, prêtres, diacres et laïcs, hommes et femmes, jeunes et vieux ! Tous, nous avons humblement à reconnaitre que nous sommes terriblement cléricaux, au sens où nous nous enfermons dans des querelles de rites liturgiques, de sensibilités ecclésiales, d’organisation paroissiale etc … Ne serait-ce pas une manière de fuir la mission en évitant de sortir à la rencontre de nos contemporains pour leur proposer l’amitié du Christ ? Cette mission, la Joie de l’Evangile (n°127) nous dit qu’elle prend la forme de la « prédication informelle ». « Maintenant que l’Église veut vivre un profond renouveau missionnaire, il y a une forme de prédication qui nous revient à tous comme tâche quotidienne. Il s’agit de porter l’Évangile aux personnes avec lesquelles chacun a à faire, tant les plus proches que celles qui sont inconnues. C’est la prédication informelle que l’on peut réaliser dans une conversation, et c’est aussi celle que fait un missionnaire quand il visite une maison. Être disciple c’est avoir la disposition permanente de porter l’amour de Jésus aux autres, et cela se fait spontanément en tout lieu : dans la rue, sur la place, au travail, en chemin ».
A ce stade, il n’y a pas d’abus de pouvoir possible : nous sommes tous appelés à l’humilité, car, prêtres ou laïcs, nous nous savons aussi démunis les uns que les autres, et aussi lâches devant l’immense tâche missionnaire à accomplir. C’est sans doute dans cette commune humilité que nous trouverons les voies d’une belle communion entre nous. Bonne conversion de Carême à nous tous.
Patrice Éon+